Quand la loi transgresse ses objectifs. Analyse de Cédric Parren

Quand la loi transgresse ses objectifs. Analyse de Cédric Parren
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Rien n'est jamais acquis à la justice : ni sa force, ni sa faiblesse, ni son impartialité. Approximativement objectivée en vertu de la séparation des pouvoirs en 1789, tyrannisée 150 ans plus tard sous Pétain, modérément débarrassée d'une mainmise politique aberrante en 1986 avec l'apparition de vrais magistrats, la justice semble aujourd'hui buter sur deux écueils qui la dépassent : - Celui de son instrumentalisation, facteur qui la fait courir à deux vitesses. Le débat est en l'occurence plus formel qu'idéologique. - Celui de son caractère expérimental, totalitaire, focalisé sur la formation d'un certain type d'homme, d'un certain type de société. Le débat tend en l'occurence à devenir purement idéologique, délicat et enlisant.

Comme la modestie n'a jamais fait défaut à Mme Taubira, elle a annoncé sa détermination à réformer tout le système judiciaire français en un laps de temps extrêmement réduit. La façon dont elle s'y est prise est pour le peu fascinante sachant que l'individualisation des peines, dans le contexte social de vigueur en France, est plutôt une invitation à la récidive. S'y ajoute l'introduction d'une obscure peine de probation préférentiellement appliquée aux cas des criminels de droit commun et non à ceux qui se sont rendus coupables de délit d'opinion comme Nicolas B., étudiant en histoire venu manifester contre la loi Taubira. La banalisation des récidives répond encore moins aux intérêts de la justice, accablée, d'un côté, par une nette surpopulation carcérale avérée depuis l'ère Sarkozy, de l'autre, par les premiers effets d'un laxisme à la carte inspiré de l'humanisme hugolien de la garde des Sceaux. Il y a donc, sur ce point, comme une rupture dans l'interaction dialectique entre prévention et répression. On est transporté au-delà de ces deux pôles complémentaires, au-delà du juridique.

En outre, la crise du système judiciaire en France est liée à une crise plus large des fonctions régaliennes. L'armée n'y échappe pas elle qui se sent délaissée par le gouvernement, objectivement sous-payée, réduite dans ses effectifs. Pour ce qui est de la justice, elle s'avère en revanche surencadrée, presque tutellée par le pouvoir. C'est à partir de ce moment qu'on lui fait dire tout et son contraire sans changer un iota à ses formulations. C'est à partir de ce moment qu'on la prive de réformes vitales à son efficacité en lui imposant en parallèle des réformes saugrenues paralysant son travail, surchargeant des textes déjà suffisamment complexes. Et c’est à partir de ce moment que déformée par des concepts pseudo-scientifiques la liberté des uns qui s’arrête là où commence celle des autres sert certaines catégories parmi certaines minorités, que ce soit des élites férues de théories moribondes, voire irréelles ou la racaille intraitable des quartiers dits sensibles. Il devient alors clair que la législation joue contre ceux qu’elle s’est toujours efforcée de défendre, c’est-à-dire, contre la majorité silencieuse. Thémis, sombrerait-elle dans la schizophrénie ?

Cédric Parren, écrivain, traducteur, auteur d’un essai pluridimensionnel intitulé Le silence de la loi a bien voulu nous faire profiter de son analyse éclairée en la matière.

LVdlR. M. Parren, pourriez-vous vous présenter SVP ?

Cédric Parren. Tout d’abord, je tiens à vous remercier de votre intérêt qui me fait d’autant plus plaisir que je suis un grand lecteur de littérature russe du XIXème comme du XXème. Pour répondre à votre question, je suis écrivain et traducteur. La maison d’édition Les Belles Lettres vient de publier un essai que j’ai écrit et qui est intitulé « Le Silence de la loi ». Alors même si le titre donne à penser qu’il s’agit d’un livre de droit, en fait, il s’agit d’un essai politique dans lequel j’analyse les causes et les conséquences de l’augmentation invraisemblable du nombre de lois, de réglementations que nous connaissons aujourd’hui en France. Personne n’échappe désormais à la loi en France. Même les actes les plus dérisoires sont codifiés, surveillés et souvent punis. En quelque sorte, sans trop exagérer, la France est devenue une tyrannie légale.

LVdlR. Vous avez écrit un essai édifiant intitulé Le « Silence de la loi ». En voici un extrait tout à fait représentatif : « La liberté est la possibilité d’être différent vu que la loi dispose identiquement pour chacun, qu’elle est devenue exclusivement impérative et que son domaine d’application ne cesse de s’étendre, elle a pour principal corollaire une uniformisation absolue des modalités d’existence ». Pourriez-vous préciser le fond de votre pensée ? Une loi, par définition, n’est-elle pas restrictive, coercitive et donc, dans une certaine mesure uniformisatrice ?

Cédric Parren. Vous avez tout à fait raison. En fait, à l’heure qu’il est, la loi est devenue un moyen d’uniformiser la société comme vous le dites. Il suffit par exemple de voir que les nouvelles voitures, les nouvelles maisons se ressemblent de plus en plus et que nos propres vies deviennent de plus en plus semblables. Anciennement, la liberté résidait dans le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui. Aujourd’hui, c’est devenu un couloir très étroit concédé par les autorités entre le mur des obligations et celui des interdictions. La loi est devenue uniformisatrice, ce qui n’a pas toujours été le cas. Au XIXème siècle, la valeur cardinale du droit, c’était la liberté individuelle. A cette époque, la loi se bornait à établir la liberté d’action tout en posant certaines limites. Aujourd’hui, la loi est un instrument de transformation du réel. Elle façonne la société. Les politiciens parlent souvent de la France comme d’un laboratoire, alors que, normalement, la loi devrait juste circonscrire un cadre dans lequel les individus se déterminent par eux-mêmes. Je dois toutefois rajouter qu’un despotisme tel que nous le connaissons en ce moment en France ne parvient à s’imposer durablement que si son propre programme coïncide aux aspirations de la population. Au moindre problème, les gens se demandent immédiatement s’il n’y a pas une loi qui leur permettrait de s’en sortir de façon avantageuse et, si ce n’est pas le cas, il le regrette. C’est ce que je pourrais appeler la chasse au vide juridique. Les Français se rêvent tous législateurs et les rues pullulent de procureurs en civil. Il est clair que la situation est difficile mais enfin, les responsabilités sont partagées.

LVdlR. Vous n’auriez pas l’impression que le laxisme des nouvelles réformes de Taubira fait paradoxalement bon ménage avec le sort lamentable que subit la liberté d’expression en France, si bien qu’on croirait au renouveau d’une étrange tyrannie dans notre pays. D’un côté, nous relevons l’existence d’un laxisme sélectif, notamment à l’égard des délinquants, d’un autre, une espèce de tyrannie judiciaire avec, par exemple, des lois contre-nature imposées d’une façon assez souvent brutale. J’ai remarqué à ce titre un commentaire intéressant posté en réaction de l’article que vous avez publié sur les pages d’Atlantico, dans lequel l’un de vos lecteurs établissait un parallèle entre la situation juridique régnant en France et celle qui régnait aux dernières heures de l’Empire romain, aux heures du stoïcisme tardif. Partagez-vous cette comparaison ?

Cédric Parren. Tout ce qui aujourd’hui n’est pas expressément permis ou voulu par la loi en France est interdit. L’innocence est un concept caduc. Les policiers et les juges ont un si grand nombre de lois à leur disposition qu’ils peuvent arrêter qui leur chante, sachant notamment que les procès ne concernent plus que ceux qu’il est opportun ou utile de poursuivre. Ce constat illustre la contradiction laxisme/totalitarisme que vous venez d’évoquer. Michel Foucault avait appelé ce phénomène « la gestion différentiel de l’illégalisme ». Cela signifie que la lutte contre les infractions a laissé la place à leur gestion. Un vol banal, y compris avec violence, sera classé sauf s’il rencontre un écho médiatique. En revanche, un individu qui dérange le pouvoir - politique ou administratif – sera minutieusement harcelé, de préférence pour des raisons bénignes, notamment fiscales. Je pense que oui, on peut dire qu’il y a des points de comparaison avec l’Empire romain en phase de déclin où l’arbitraire avait le dessus. Il faut bien se rendre compte qu’aujourd’hui, en France, même avec une énorme quantité de lois, c’est l’arbitraire qui l’emporte. Les juges et les policiers peuvent choisir la loi qui les intéresse. Les gens ne sont plus informés de leurs droits. Il y a tellement de lois qu’au fond tout le monde est coupable.

LVdlR. Selon Yvan Blot, homme politique, haut fonctionnaire, essayiste et philosophe français, la démocratie directe – telle qu’elle se présente en Suisse – pourrait rendre au peuple français sa souveraineté légitime. Croyez-vous que ce modèle suisse puisse être appliqué dans une France socialiste ? N’est-ce pas utopique ?

Cédric Parren. Je pense que c’est utopique. Je ne crois que la démocratie directe ait une chance d’être appliquée un jour en France, y compris si la droite reprend le pouvoir. Il suffit de voir la façon dont Sarkozy a tenu compte du vote des Français au sujet de la Constitution européenne qu’il a malgré tout fait passer sous le nom de Traité de Lisbonne. Je pense en fait que les politiciens, d’une manière générale, en France comme plus largement en Europe, éprouvent un mélange de mépris et de crainte vis-à-vis d’une population qui n’est pas aussi malléable qu’une majorité parlementaire. Les parlementaires ne sont aujourd’hui plus du tout un contre-pouvoir. Non seulement ils votent mécaniquement, selon des instructions données par leurs partis, mais en outre, ils ne sont même plus des législateurs effectifs. Il faut savoir qu’en France le gouvernement dépose plus de projets de loi que les deux Assemblées réunies et, de toute façon, il passe de moins en moins par le Parlement pour légiférer. Il a en effet crée un processus qu’il a appelé l’ordonnance et qui sous-tend une procédure à la base exceptionnelle mais que des lois successives ont élargi. Résultat : depuis 2002, le nombre annuel d’ordonnances dépasse celui des lois. Il n’y a donc plus de séparation des pouvoirs en France et c’est le gouvernement qui décide de tout, tout seul. Vu que le gouvernement n’accepte même plus la Parlement, il me semble illusoire d’imaginer qu’il écoute un jour la population ».

 

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