Aucun d’entre eux ne mourra sauf moi?

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Konstantin Bogomolov - Sputnik Afrique, 1920, 09.07.2023
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Ils sont partis. Des gens différents. Des personnes très différentes. Certains tout de suite, d'autres plus tard. Certains avaient peur d'être persécutés, d'autres avaient juste peur. Certains ont fait un pari. D’autres avancent à petits pas. D'autres encore s’immobilisent. Certains "sont entrés au service" d'autres maîtres. D’autres accordent des interviews plus ou moins sincères.

Certains sont partis définitivement, d'autres provisoirement. Mais ce "provisoire" s'est transformé en "définitif" au fil du temps. Ils ont quitté leur appartement. Des parents âgés. Leurs animaux de compagnie. Leur emploi. Des amis. Des plantes qui ont besoin d'être arrosées. Des livres qui se couvrent de poussière.
Ce texte ne traite pas des raisons. Il en existe une infinité. Ce texte traite d'une conséquence presque commune. Il s'agit d'une tentative de faire face à une chose hideuse qui s’est emparée d’un grand nombre de nouveaux "expatriés". Pas tous, non. L'immunité de certains résiste au virus. Mais il s'agit tout de même d'une épidémie.
Cette maladie s'attaque au cerveau, à la psyché et même au corps. Extérieurement et énergétiquement, c'est comme les changements liés à l'âge. On ne peut pas dire tout de suite ce qui ne va pas chez une personne. C'est comme si les traits du visage avaient subi une déformation. Ou s'agit-il d'une mauvaise chirurgie esthétique ?
Si vous montrez cela à un psychologue, il vous dira qu'il s'agit d'une dépression liée à l'âge. Famille, enfants, travail, rien ne va plus. C’est la crise. Le recours à l’alcool se fait plus fréquent, les plaintes se multiplient. Irritabilité. Aigreur et ton condescendant. Et manque d'ironie, conséquence typique d'une crise cardiaque. Mais il n'y a pas eu de crise cardiaque, à moins de qualifier ainsi le départ. Peut-être le faudrait-il ?
Le problème est que ces signes et symptômes se retrouvent chez les jeunes hommes et les jeunes filles qui n'ont pas encore atteint l'âge où faire la morale au monde environnant devient un besoin dominant. Tout comme les vieilles dames détestent les jeunes filles, les considérant toutes – du seul fait de leur jeunesse – comme des personnes de petite vertu, l'émigré russe déteste tout Russe non émigré et impénitent qui continue à vivre dans son pays d'origine. A vivre, à travailler, à avoir des enfants et à faire des projets.
Les vieilles en colère (c'est-à-dire les expatriés), en regardant par les fenêtres des réseaux sociaux, voient les jeunes Moscovites, les jeunes gens d'Omsk, de Perm, de Novossibirsk et ainsi de suite partir au travail : "Le/la voilà qui marche ! Comme si de rien n’était ! Quelle ordure !"
Mais la vieillesse précoce et la bigoterie des gens autrefois ironiques ne sont que le sommet de l’iceberg.
Ce qui est effrayant, c'est de voir un rougissement malsain des joues et une lueur rayonnante dans les yeux de certains présentateurs de médias émigrés lorsqu'ils présentent les actualités sur les combats dans la région de Belgorod. C'est une joie discrète, à peine perceptible, mais néanmoins évidente. Tout aussi évidentes sont l'excitation et la joie que suscite l'anticipation des troubles à Moscou. Tout aussi évidente est l'exaltation devant tout échec de "Moscou" – comme ils appellent la Russie.
Et si les raisons de l'"opposition" à la mère patrie sont claires – certains le pensent vraiment, d'autres sont en train de "se faire une place" dans la nouvelle réalité, où il faut être le premier à donner la bonne réponse au quotidien pour prouver sa "bonne" position – alors cette joie intérieure inconsciente collective à la nouvelle de la souffrance physique ou de la privation matérielle de compatriotes – quel est ce phénomène ?
Est-ce de la méchanceté ? De la stupidité ? Ou du traumatisme causé par la séparation ? Comme les conjoints éconduits, les expatriés suivent de près la vie de leur moitié, se contentant de ramasser dans un panier les défaites et les échecs de l'époux aimé d'hier.
Comme le chantait l’équivalent russe de Gloria Gaynor : "Sans moi, mon bien-aimé, tu ne voleras que d’une aile".
L'émigré d’autrefois était inspiré par le mal du pays. Aujourd'hui, c'est le malheur de la patrie qui inspire l'expatrié. Belgorod est bombardé – la chaleur se répand à travers le corps. Les habitants de Chebekino sont en panique – c’est presque orgasmique. La mort d'un soldat russe est un sédatif. Et au lieu d'une berceuse soporifique, le bourdonnement des drones au-dessus de Moscou.

Qu'est-ce que c'est que ça?

Pourquoi tant et tant de ceux qui sont partis ont-ils envie d'envenimer les choses là où ils ne sont plus ? Pour que la vie interrompe son cours ici, en Russie, en fin de compte. Comment est-il possible de ressentir cela par rapport à sa patrie ?
Je ne parle pas d'idéologie. Je parle du simple fait qu'il s'agit de la patrie. De votre patrie. Et même si vous détestez le gouvernement de votre pays, vous êtes un être humain. Et c'est votre terre. Vous ne pouvez pas lui souhaiter du mal. Vous ne pouvez pas vous réjouir de voir votre terre blessée, ni lui souhaiter de souffrir. Quelles que soient vos convictions, si vous êtes un être humain... Mais voici ces êtres humains. Et ils souhaitent du mal au pays et à ses habitants. Qu'est-ce qui ne va pas chez eux ?
Valeria Gaï Germanica a un jour tourné le film intitulé Ils mourront tous sauf moi.
Aucun d’entre eux ne mourra sauf moi ? tel serait le titre d'un film sur l'actuelle émigration russe.
Que vit celui qui meurt et qui est conscient de la proximité de la mort ? La douleur ? Parfois. La peur ? Peut-être. Le bien-être ? Cela arrive, il le faut. Mais le plus effrayant, bien sûr, c'est ça : "Aucun d’entre eux ne mourra sauf moi ?!"
Les jardins fleuriront-ils encore, les gens riront-ils encore, boiront-ils, feront-ils la fête, se réuniront-ils dans les cafés, iront-ils au théâtre ? Des films seront-ils tournés comme avant ? Des livres seront-ils publiés ? Les gens profiteront-ils de la vie de la même manière ?!
Ils le feront. Et c'est effrayant. Et c'est le plus douloureux – la préface de la mort. Tous ceux qui devront commencer à étudier le Livre des morts le liront. Et cette préface est une épreuve plus grande que la mort elle-même.
Car la mort n'est pas l'horreur, mais la délivrance de cette lourde expérience psychologique : elle coupe l'électricité, la lumière s'éteint et l'obscurité se fait.
L'émigration est la même chose que la mort. Le passage à un autre monde. L'adieu – un adieu total à l'ancien. Mais il s'agit d'une mort particulière. Une mort pire que la mort. C'est une mort sans perte de mémoire, de vue, d'ouïe et de capacité d’être conscient, de penser et de sentir.
C'est quitter le royaume terrestre, mais conserver la capacité de voir ce qui se passe sur votre terre, dans votre maison, dans votre monde – sans vous.
C'est la mort comme malédiction. La mort comme punition. La mort comme épreuve.
Partir sans être parti, comme pour devenir invisible et inaudible, mais rester parmi les hommes. Suspendu entre l'enfer et le paradis, entre le ciel et la terre, entre l'être et le néant.

Mourir et voir la vie continuer

Ne pas trouver le paradis, ne pas plonger dans le feu de l'enfer, ne pas passer dans un autre corps, ne pas se décomposer dans la terre humide, mais rester conscient, rester humain avec ses passions, avec ses vices et ses péchés, ses désirs, ses ambitions, comme dépouillé de sa chair. Devenir invisible, intangible et incapable d’être aperçu.
On ne vous voit pas, mais vous voyez. On ne vous entend pas, mais vous entendez.
Vous voyez, entendez et sentez l'herbe et les enfants continuer à pousser là où vous n'êtes plus, et de nouvelles personnes arriver sur votre lieu de travail. Meilleurs ou pires, cela n'a plus d'importance. Ce qui compte, c'est qu'elles viennent et vous oublient. Quoi que vous soyez. Parce que vous êtes mort pour eux et qu'ils vous oublient là où ils vous vénéraient et pensaient que vous étiez un élément immuable du paysage.
La vie germe même là où le départ semblait avoir brûlé le sol.
Nabokov a écrit une pièce brillante, L'Événement. Une pièce dans laquelle il se moque méchamment et cruellement de la diaspora russe à Berlin. C'est une pièce effrayante. Je conseille à tous ceux qui sont partis ou qui sont sur le point de partir de la lire. C'est une pièce sur les morts. Sur le temps arrêté. J'ai déjà mis en scène cette pièce, l'une des préférées de mon maître, Andreï Gontcharov, au Théâtre d'art de Moscou Tchekhov. Aujourd'hui, je monte un spectacle au Théâtre sur Malaïa Bronnaïa basé sur Les Estivants de Gorki : à propos de cette pièce, ou plutôt des gens qui la composent, Gontcharov avait l'habitude de dire : des bulles sur la surface de l'eau. Cette pièce parle de ces mêmes émigrés, des émigrés internes, de la classe russe éduquée - ou, dans le langage moderne, "créative" - qui a perdu le contact avec son pays et avec le temps et qui passe des journées d'été oisives dans des palabres stériles et des intrigues vulgaires. Mon spectacle parle également de personnes qui ont perdu le contact avec le temps et leur patrie. Des résidents russes du "manoir" dont j'ai parlé récemment, qui meurent dans la prospérité et le confort dans le climat chaud du sud. De l'arc tragique de la génération des années 80 et 90, dégradée et égarée.
L'émigration, c'est la mort. La plus douloureuse possible. C'est la mort en pleine vie.
- Êtes-vous en Russie ?
- Oui, je suis en Russie.
- Et comment ça va ?
- Bien.
Et puis ce regard : la méfiance, le doute, la sympathie envers celui qui est obligé de mentir. Car ça ne peut pas aller bien là-bas. Vous ne pouvez pas aller bien. C’est simple : CE N’EST PAS POSSIBLE.
D'où cette jubilation enfantine, ridicule et en même temps laide que l'émigré ne peut cacher devant les missiles ou les drones qui frappent son pays : le monde qu'il a quitté ne doit pas exister. Parce qu'il est mort.
Brodsky aimait la ville des morts. Il s'y promenait. C'est comme s'il visualisait le sens profond de l'émigration. Comme s’il vivait la mort de manière humble et raffinée. Un sevrage de la circulation sanguine. Une lente noyade.
Les émigrés d'aujourd'hui ne sont pas Brodsky.
Son départ avait été calme et triste. Celui d'aujourd'hui est verbeux et tapageur. Les nombreuses interviews sont un appel à l'aide. Ou une tentative de se définir dans l'espace de la vie.

"Je suis!"

Mais c'est un cri dans le vide. Non pas parce que leurs compatriotes ont du coton dans les oreilles. Mais parce que toutes ces interviews ont une qualité étrange : elles semblent être accordées sous une épaisse couche d'eau.
Un homme parle de quelque chose d'important pour lui, de douloureux, d'angoissant, or il ne sort que des bulles d'air encore restant de sa bouche.
Il a l'air d'un acteur auquel on ne s'identifie pas. Il pleure et déchire sa chemise, mais vous avez l'air froid et indifférent. Et ce n'est pas vous, l'insensible, qui êtes le problème. C'est parce que leurs émotions sont celles des condamnés au néant. Ils n'ont plus rien à voir avec la vie. Ils sont tourmentés, mais on ne peut rien pour eux.
À propos d'interviews et d'acteurs... Un conseil discret. Les acteurs ne devraient pas accorder d’interviews. Ils parlent de leurs propres mots, mais leurs "propres" mots sont comme ceux de quelqu'un d'autre. Ils parlent de moralité, de bien et de mal, d'honnêteté, mais des décennies de jeu et de comédie ont transformé le corps et le visage en un instrument de tromperie. Et lorsqu’ils essaient de parler pour eux-mêmes, on a l'impression qu'ils jouent encore la comédie. Ils sont dramatiquement silencieux, ils versent une larme bien placée, ils s'exclament - et tout cela est mauvais, mauvais, mauvais. De plus, il arrive souvent qu'un acteur rêve d'un rôle et qu'il soit appelé à en jouer un autre. Un comédien rêve d'un rôle tragique, une femme pour qui la vie n’a plus de secret veut se muer en une jeune fille de Tourgueniev ou, à la rigueur, en une pécheresse dramatique tchékhovienne, et un homme à l'œil terne, mais au tempérament fougueux, prétend forcément à des profondeurs shakespeariennes.
Le problème ici n'est pas tant le manque de talent de ces représentants de l’honorable profession que l'idée selon laquelle l'"acteur" est un représentant de la strate culturelle. Cette idée est un horrible rejeton des "bateaux des philosophes". Dans les années 1920 et 30, les communistes ont exterminé ou expulsé les grands penseurs russes, les intellectuels et les personnes capables de générer des concepts. Et lorsque la question s'est posée de savoir qui, dans la nouvelle réalité, serait chargé de parler au nom de la culture russe, Staline a trouvé une astuce raffinée dans son cynisme : laisser les représentants d'une des professions les plus vénales devenir la voix de l'intelligentsia russe. C'est ainsi que l'institution des "artistes du peuple" et des "artistes émérites" a été rapidement mise en place. C'est pratique : majoritairement incultes, pompeux, inintelligents et ambitieux – ces gens ont l'habitude de prononcer les textes des autres. Il leur est facile de changer rapidement de position, de "rajouter" du pathos, de "brancher" des sentiments, de faire étinceler les yeux, d'accuser ou de se repentir de tout ce dont il est nécessaire d'accuser ou de se repentir. C'est ainsi que, dans les années soviétiques, les acteurs ont acquis le statut d'élite culturelle et de voix de la conscience de la nation. Souvenons-nous de cela en regardant une de ces actrices souffrir maladroitement devant la caméra d'un énième intervieweur.
L'émigration d'un pays ne se limite pas au fait de quitter un territoire. Elle implique un abandon du temps. Le départ du présent. De la réalité. Car l'authenticité du temps ne peut être vécue que sur sa propre terre. Dans son propre espace.
Pour l'artiste, c'est la nécrose du talent. Il se nourrit toujours et inévitablement des sucs de sa langue maternelle et de sa culture originelle, de ses espaces et paysages, de ses sons et odeurs d'origine. Seul un trop faible pourcentage d'artistes qui ont émigré ont trouvé leur voix dans une culture différente dans le passé et la trouveront dans l'avenir. Et trop d'entre eux sont condamnés à jamais à inscrire leur créativité dans l’espace compris entre les lettres muettes de l’alphabet russe – "Ъ" et "Ь" – les signes dur et mou. Ainsi leur langue sera tout aussi muette, terne et douloureuse exprimant la seule émotion de nostalgie. Mais si un artiste a encore la possibilité de transformer la nostalgie en œuvre d'art, une personne qui n'a pas d’expérience créative devient simplement aigrie et s'encanaille.
Ce qui est frappant, c'est que la mémoire historique fonctionne de la même manière. Les Russes sont habitués à "émigrer" de leur passé. Les changements de régime incessants les ont habitués à brûler les ponts. Chaque nouvelle époque veut détruire la mémoire de la précédente, elle rompt avec ressentiment tous les liens avec le passé, reconstruit la vie à neuf, brûle tout ce qui a précédé. Et cela rend vaine toute nouvelle tentative de construire un avenir radieux. Et inévitablement, les yeux de toutes sortes de nouveaux "bolcheviks" qui essaient de bâtir un nouveau monde magnifique en effaçant les valeurs du passé sont vides et morts.
Cela nous ferait le plus grand bien, à nous qui vivons, de comprendre qu'il est impossible de rompre avec le passé sans devenir mort.
Et qu'il est impossible de quitter un pays tout en continuant à le comprendre et à le sentir.
Que la terre natale n'est pas une abstraction. Ou une métaphore. Que la patrie est une personne apparentée. Motherland. La terre nourricière. La notion que l'Européen perd dans l'effacement sans fin de toutes les frontières. Cette notion est toujours présente chez le Russe.
C'est pourquoi le Russe ne pense pas à l'émigration volontaire. Il ne considère pas la patrie comme un projet social ou un patron qui doit décider de tout pour lui, mais comme une personne apparentée. Et il ne peut pas quitter volontairement sa patrie. Ses proches. Ses animaux. Son travail. Ses amis. Ses plantes qui ont besoin d'être arrosées. Ses livres qui se couvrent de poussière. Et ainsi de suite...
Il ne peut pas non plus être complice de la destruction de sa patrie, quelles que soient les circonstances.
A condition, bien sûr, qu’il soit vraiment russe.
Plus précisément, qu’il soit un être humain. Car ce sentiment de patrie n'est pas national. Il est humain. Et tout comme aucun être humain n'aura deux vies, il n'aura pas deux patries.
Car la patrie, c'est la vie. Et l'émigration, c'est la mort.
Et la mort, comme la vie, doit être vécue avec dignité.
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