En Syrie, aux côtés des Turcs, «ce sont des anciens d’Al-Qaida, de Daech»

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La Turquie a-t-elle gagné son pari face aux Kurdes? Le cessez-le-feu entre les deux belligérants devrait permettre le retrait des Kurdes de la frontière turco-syrienne. Pour le géopoliticien Tigrane Yégavian, la Turquie s’inscrit dans une stratégie à long terme «d’ingénierie démographique». Entretien.

Le film sur les peshmergas de Caroline Fourest, «Sœurs d’arme», a été accablé par la critique française, accusé d’être simpliste, et «une mauvaise propagande pour notre combat», selon des combattants du Rojava. Un film qui paraît néanmoins à point nommé dans les salles obscures, alors que l’intervention militaire turque a débuté mercredi 9 octobre contre les forces kurdes dans le nord de la Syrie.

De nombreux médias et intellectuels dénoncent en France cette opération, crient au martyre des Kurdes, au point de parfois les idéaliser. Sous la pression de Moscou puis de Washington, Ankara a accepté un cessez-le-feu de 120 h, afin de permettre l’évacuation par les Kurdes d’une zone tampon de 32 km de profondeur. L’arrêt des hostilités est pourtant fragile. Comment vivent les chrétiens d’Orient et autres minorités après Daech*? Quels risques l’offensive turque et la probable prise de contrôle de cette zone-tampon par ses supplétifs leur font-ils courir? Tigrane Yégavian, auteur de Minorités d’Orient, les oubliés de l’Histoire (Éd. du Rocher), en librairie le 23 octobre, a répondu à nos interrogations juste avant la signature de l’accord de cessez-le-feu.

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Kurdes une «incarnation de l’islam des Lumières»?

Pourquoi une telle passion française pour les Kurdes? Aujourd’hui, le film de Caroline Fourest «Sœurs d’armes», hier le film de BHL sur les Peshmergas (pour les rares qui l’ont vu) reflète une émotion particulière des élites françaises à l’égard de cette communauté. Tigrane Yégavian analyse les raisons de ces sentiments:

«Bernard Henri-Lévy en a fait ses choux gras, car il projetait dans les Kurdes une incarnation de ce qu’ils appellent l’islam des Lumières. C’est vrai que les Kurdes ont opéré une vraie mue idéologique, à la faveur de l’emprisonnement d’Abdullah Ôcalan, reconverti du stalinisme, en une sorte de patchwork idéologique, importé des États-Unis […] Une vision du confédéralisme démocratique, la décentralisation, le féminisme, nouveaux thèmes qu’on a essayé d’appliquer dans une société très conservatrice alors qu’on sait que les Kurdes sont très marqués par le patriarcat, par les crimes d’honneur, ils ont aussi une responsabilité accablante dans le génocide des Arméniens et des Assyro-Chaldéens.»

L’émotion généralisée tient aussi au départ précipité des forces américaines à la frontière syrienne, laissant les Kurdes seuls face aux forces turques. Ce qui a naturellement ouvert la voie à une opération d’Ankara, aidée en cela par d’anciens combattants de la guerre civile en Syrie Rappelons que les Forces démocratiques syriennes (FDS), à prédominance kurde, ont été en première ligne face à Daech. Ce sont eux qui ont notamment permis la libération de Raqqa et empêché l’entière extermination des yézidis:

«Les Kurdes ont été les idiots utiles des Franco-Américains, ils ont été les sous-traitants des Occidentaux, qui ne voulaient pas envoyer de soldats au sol, pour vaincre l’État islamique et apparemment à l’évidence, on a surestimé leurs forces réelles sur le terrain, puisqu’on voit bien que les Forces démocratiques syriennes sont loin d’être une entité homogène et que les Kurdes ne sont pas en mesure de pérenniser leur projet politique sur le terrain, car ils ne sont pas majoritaires dans toutes les régions qu’ils occupent.»

Les Kurdes «ont le couteau sous la gorge»

Sous le feu des Turcs et sans l’appui américain, les Kurdes étaient dos au mur. Ils n’ont guère eu d’autre choix que de s’allier avec l’armée loyaliste syrienne au sud, qui reprend ainsi le terrain vidé par les forces de la coalition internationale, notamment la ville de Kobané.

«Ils n’ont absolument pas le choix, ils ont le couteau sous la gorge. Ils ont fait une erreur stratégique majeure, ils ont cru que l’alliance avec les États-Unis serait plus stable sur le long terme», confirme Tigrane Yégavian.

Des blindés turcs traversent la ville frontalière d'Akçakale, dans le sud-est de la Turquie, quelques heures après le début de l'opération Source de paix. - Sputnik Afrique
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Une autre question qui taraude les observateurs, c’est de savoir qui intervient aux côtés des forces armées turques pour combattre les FDS, afin d’élargir la zone-tampon à la frontière turco-syrienne. Tigrane Yégavian estime qu’il s’agit d’ex-soldats de Daech, d’Al-Qaida* et autres organisations djihadistes, une donnée qui fait froid dans le dos:

«Les forces déployées sur le terrain sont des supplétifs, des mercenaires djihadistes syriens, en l’occurrence des anciens d’Al-Qaida, de Daech et d’autres groupuscules salafistes, qui ont une revanche à prendre sur les Kurdes, car ils avaient participé en partie à la bataille de Kobané […]  Ces hommes-là qui sont sur le terrain mènent des crimes de guerre, on a eu des atrocités. Ce qui est absolument extraordinaire, on a donné à ces gens-là un cache-sexe, l’armée nationale syrienne, alors qu’on voit bien qu’a côté, ils ont tous des barbes jusque-là, ont un discours salafiste.»

«Les yézidis ont souffert de plus de 74 tentatives d’extermination»

Dans son livre, Tigrane Yégavian évoque longuement la situation éminemment compliquée pour les chrétiens d’Orient, surtout en Syrie et en Irak, après le passage dévastateur des organisations djihadistes. Avant 2011, la Syrie comptait entre 1,2 et 1,5 million de chrétiens, un chiffre qu’il faut diviser aujourd’hui par deux. Dans le Nord-Est du pays, où les combats ont fait rage jusqu’à récemment, le constat est glaçant: «avant l’invasion de Daech en 2014, il y avait à peu près 130.000 chrétiens, aujourd’hui, il y en aurait entre 20.000 et 40.000.» à l’instar du génocide arménien de 1915, peut-on parler de génocide à l’encontre des yézidis?

«Pour les yézidis, c’est très explicite, je crois, au cours de leur Histoire, qu’ils ont souffert de plus de 74 tentatives d’extermination. C’est très explicite, qu’il y avait une vraie politique génocidaire et que du coup si les YPG, les forces kurdes pro-PKK, n’étaient pas intervenues dans le Sinjar, ils auraient été exterminés complètement. Pour les chrétiens, il y a une vraie politique d’ingénierie démographique en tout, qui est à l’évidence pilotée par la Turquie.»

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Une situation qui pour le géopoliticien, n’est pas nouvelle et s’inscrit dans une stratégie à long terme de la Turquie.

«Une politique d’ingénierie démographique, qui prend source déjà à la fin du XIXe siècle, avec les premiers massacres protogénocidaires de 1894 et de 1896, le génocide de 1915 dont les victimes n’étaient pas qu’arméniennes, mais aussi assyro-chaldéennes, syriaques, yézidies, grecques, et on voit bien que ça continue encore. Ca a continué en 2012, 2013 lorsque les Turcs faisaient venir des Ouïghours dans des régions stratégiques tampon pour éviter qu’il y ait une liaison entre les Kurdes des deux côtés de la frontière.»

*Organisation terroriste interdite en Russie

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