«Je trouve cela vraiment puéril, ce n’est pas au niveau d’un chef d’État.»
Dans un long entretien accordé à l’hebdomadaire Jeune Afrique et publié le 20 novembre, Emmanuel Macron est revenu sur son bilan en matière de politique africaine. «Il ne faut pas être naïf sur ce sujet: beaucoup de ceux qui donnent de la voix, qui font des vidéos, qui sont présents dans les médias francophones sont stipendiés par la Russie ou la Turquie», a lancé le Président de la République. Il n’a pas hésité à critiquer la «stratégie à l’œuvre» qui serait menée par «des puissances étrangères, comme la Russie ou la Turquie» qui, sur le continent africain, alimenteraient le sentiment anti-français en jouant notamment sur le «ressentiment post-colonial».
Le sentiment anti-français «est une réalité», «tout le reste n’est que verbiage»
Aux yeux de Laurent Bigot, «cela fait penser à la cour de récréation où un enfant va se plaindre à la maîtresse que d’autres ont été méchants avec lui.» Il rappelle que «le continent africain est un enjeu de compétition pour plusieurs puissances», dont notamment la Russie, la Turquie et la France.
L’ancien diplomate estime qu’un «axe de responsabilité» pour le locataire de l’Élysée serait plutôt de se demander «en quoi la politique française pourrait alimenter ce sentiment anti-français.» Paris devrait mettre en place une politique d’influence en conséquence sur le continent africain afin d’endiguer l’essor de ce sentiment anti-français qui «est une réalité». «Tout le reste n’est que verbiage», d’après lui.
«Il y a beaucoup de frustrations politiques, économiques et sociales dans cette zone du monde, donc du coup, la France devient également un bouc émissaire pratique. Mais n’oublions pas l’ambiguïté dans nos positionnements.»
Des rancœurs africaines dopées au «en même temps» de Macron
L’ancien diplomate regrette ainsi que Paris «fasse la leçon» aux États africains, sermons qui plus est «à géométrie variable».
Alors qu’Emmanuel Macron s’est montré particulièrement critique à l’encontre d’Alpha Condé, réélu pour la troisième fois Président en Guinée grâce à une réforme de la Constitution, il semble en revanche fermer les yeux concernant Alassane Ouattara –réélu lui aussi pour un troisième mandat présidentiel en Côte d’Ivoire– «avec une procédure électorale complètement truquée». Même chose au Niger, où la Cour constitutionnelle vient d’invalider la candidature du principal opposant à Mahamadou Issoufou, qui brigue un troisième mandat présidentiel.
Un dossier où «on n’entend pas la France. Au contraire, Jean-Yves Le Drian tresse les louanges du Président Issoufou et du processus électoral à venir», rappelle le haut fonctionnaire, qui considère «que l’on gagnerait beaucoup à être cohérent dans notre discours et dans nos actes.»
«Ce sont ces ambiguïtés, ces positionnements, qui alimentent le sentiment anti-français, parce que l’on déçoit les opinions publiques africaines francophones qui attendent beaucoup de la France. […] c’est parce qu’il y a ces fortes attentes que l’on doit être extrêmement prudents et beaucoup plus humbles dans notre positionnement et surtout dans les discours.»
Une déception qui, au-delà du seul continent africain, s’est également fait ressentir au Liban, où l’intervention personnelle d’Emmanuel Macron au pays du Cèdre a finalement abouti au retour au pouvoir fin octobre de Saad Hariri, pourtant à l’origine de la crise politique que traverse le pays.
«On commet toujours la même erreur: on veut toujours aller vite et plus on va vite, plus on revient à l’état initial et on remet le pays dans la situation qui a provoqué le chaos», expliquait-il déjà cet été, dans la foulée du renversement du Président malien Ibrahim Boubacar Keïta. Un coup d’État que Paris n’avait visiblement pas vu venir.
«On ne sait pas où Emmanuel Macron veut en venir en Afrique»
L’ancien diplomate regrette ainsi la «centralisation absolue à l’Élysée de tous les processus de décision», revenant sur un évènement à ses yeux «symbolique, mais très fort»: la création par Emmanuel Macron d’un conseil présidentiel pour l’Afrique à son arrivée au Palais.
«Le message qu’il adresse à sa propre administration c’est “je ne vous fais pas confiance, vous n’êtes pas au niveau, je crée ma propre instance de mon côté”. Ce qui devait arriver, arriva: plus personne ne comprend la politique africaine de la France, surtout les populations africaines, qui retournent un sentiment de défiance, voire anti-français», insiste-t-il.
«On ne sait pas où Emmanuel Macron veut en venir en Afrique» se désole le spécialiste du continent. Ce dernier fait référence au discours du candidat Macron à l’université de Ouagadougou, notamment évoqué dans l’article de Jeunes Afrique. Un discours qui n’avait «rien d’innovant».
«Il a voulu une nouvelle fois faire la leçon en Afrique. C’est comme si Macky Sall, le Président Sénégalais, venait à Paris faire un discours sur ce que devrait être l’Union européenne. Tout le monde trouverait cela saugrenu, mais quand c’est Emmanuel Macron qui fait ça en Afrique tout le monde trouve cela génial. C’est étonnant.»
Accuser ainsi d’autres États d’être derrière la montée du sentiment anti-français en Afrique, une manière de se dédouaner de ses propres échecs? «C’est de l’impuissance, en tout cas», botte en touche l’expert.
«Si on considère que la Russie et la Turquie sont des pays qui nous font concurrence et entament nos positions, dans ce cas-là, on ne riposte pas en les accusant. On riposte en mettant en place une politique d’influence, en mettant en place des actions concrètes. Mais comme on est en train de baisser drastiquement les effectifs des diplomates en Afrique, qu’on baisse drastiquement tous les crédits, comment voulez-vous qu’on monte une politique d’influence?»
Une politique d’influence, à mener en se «rapprochant d’influenceurs, de hauts potentiels des sociétés africaines […] de façon à mettre en valeur la France», développe l’ancien diplomate, qui préconise «de dialoguer avec elles, ou encore de soutenir des projets qui correspondent à nos valeurs». Deux choses sont sûres à ses yeux: la France ne peut pas s’imposer, faire «à la place» des Africains eux-mêmes et Paris doit relâcher le levier militaire.
«Notre seule prétention d’influence, ce sont les opérations militaires», regrette-t-il. Ces interventions qui, malgré toute la bonne volonté que peuvent déployer diplomates et soldats sur le terrain, sont à terme appelées à être rejetées.
«Cela plaît comme nous on a aimé la présence américaine à la fin de la Seconde Guerre mondiale et que l’on a célébrée lorsque le général de Gaulle les a chassés du territoire», rappelle-t-il.