Contrôle d’Internet: «Toutes les lois permettant d’agir comme dans une dictature en France sont là»

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Dans la foulée de l’affaire Griveaux, Cédric O, secrétaire d’État au Numérique, a assuré qu’il fallait «rétablir la peur du gendarme» sur Internet. Pour Fabrice Epelboin, entrepreneur et spécialiste des réseaux sociaux, «les lois pour museler Internet et les réseaux sociaux sont déjà là». Il a livré son analyse à Sputnik France.

Décidément, l’affaire Griveaux continue de faire des émules. Cédric O, secrétaire d’État au Numérique, a jugé nécessaire sur France Info le 17 février de «rétablir la peur du gendarme» sur Internet. Une déclaration faite dans le sillage de l’abandon du désormais ex-candidat LREM à la mairie de Paris, Benjamin Griveaux, poussé à jeter l’éponge après la diffusion de vidéos compromettantes à caractère sexuel.

«Il y a en ligne une quasi-impunité» a notamment regretté Cédric O, avant d’ajouter: Aujourd’hui, on considère communément que ce qui est en ligne, c’est moins grave que ce qui est commis dans la vraie vie. Il faut inverser la logique.»

Le secrétaire d’État au numérique a mis en avant les récentes initiatives du gouvernement, notamment le dépôt de plainte en ligne ou la création d’un parquet spécialisé dans le numérique.

«Aujourd’hui, quand vous avez 100, 1.000 injures antisémites ou homophobes, la justice a du mal à aller les chercher dans la temporalité qui est celle d’Internet. Si vous jugez quatre mois plus tard, ça ne sert à rien, donc nous devons mettre à jour nos processus judiciaires. Ce n’est pas qu’un problème français, c’est un problème dans le monde entier.»

D’après Cédric O, les autorités françaises sont en discussion avec leurs homologues européens et américains afin de trouver de meilleurs moyens pour réguler les réseaux sociaux.

​Il considère que certains réseaux sociaux –au premier chef, Facebook– sont des «acteurs systémiques et structurants pour [nos] économies, [nos] démocraties»:

«Ils doivent se voir appliquer une supervision, un contrôle systémique.»

Cédric O a laissé entendre que quelque chose pourrait bientôt se jouer au niveau européen:

«Nous avons spécifiquement discuté de cela avec les commissaires européens Margrethe Vestager et Thierry Breton il y a deux semaines.»

Fabrice Epelboin, entrepreneur, spécialiste des réseaux sociaux et professeur à Sciences Po, a livré son analyse à Sputnik France.

​D’après lui, nul besoin de légiférer à nouveau. Il va même jusqu’à dire que le corpus législatif actuel permettrait de mettre en place en France une censure numérique du niveau de celle d’une dictature.

Sputnik France: Cédric O a assuré qu’il fallait «rétablir la peur du gendarme» sur Internet et permettre à la justice et à la police d’intervenir plus rapidement en cas de violation de la loi en ligne. Qu’en pensez-vous?

Fabrice Epelboin: «Concernant l’affaire Griveaux, la police est intervenue en 48 heures et le site a disparu en 24 heures. Dès que l’on touche à des gens importants, la police se montre efficace. Le problème concerne plus le commun des mortels. Mais je ne pense pas que Cedric O en ait grand-chose à faire. La “peur du gendarme” a commencé avec HADOPI. Le but de cette loi était de faire peur aux gamins qui téléchargeaient illégalement sur le Net. Le résultat a été un changement des usages. En mettant en place ce genre d’initiative, on pousse les gens à utiliser des technologies qui permettent d’être plus anonymes. Encore une fois, ce n’est pas cela qui va changer grand-chose. Prenons l’exemple de l’ancien Président tunisien Ben Ali. Il est tombé en 2011 sur la base de révélations de données personnelles concernant sa famille qui pataugeait dans la corruption. Ce n’est pas du tout la même chose que concernant Benjamin Griveaux, mais il reste que la diffusion de ces informations était une atteinte claire à la vie privée des membres de la famille Ben Ali.»

Sputnik France: Que pensez-vous de la Loi Avia, destinée à lutter contre la «haine sur Internet» et que beaucoup accusent de restreindre la liberté d’expression sur le Net?

Fabrice Epelboin: «Il n’y a pas de liberté d’expression en France. Nous ne sommes pas aux États-Unis, où elle est protégée par le Premier amendement de la Constitution. En France, nous n’avons pas du tout envisagé la liberté d’expression comme les Anglo-saxons. Il y a plus de 200 lois qui la contraignent. Il existe une myriade de conditions qui limitent la manière dont vous avez le droit de vous exprimer. Jusqu’à maintenant, les citoyens lambda n’étaient pas concernés par ces lois. Ils pouvaient les enfreindre au café du coin, mais cela ne dérangeait personne. Quant aux journalistes, ils peuvent s’appuyer sur des services juridiques afin de savoir dans quelles limites ils peuvent s’exprimer. C’est plus problématique maintenant que le café du coin est sur Twitter. Les Français sont en train de découvrir que la liberté d’expression est un concept américain et non français. Ce concept a été donné à nos concitoyens à travers des technologies sociales américaines, exactement comme elles avaient été données aux Tunisiens il y a 10 ans, le tout avec les mêmes conséquences. Cependant, ni en Tunisie, ni en France, n’existe de liberté d’expression. Attention, nous ne sommes pas en Chine. Mais nous ne sommes pas aux États-Unis non plus.»

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Sputnik France: Cédric O affirme discuter avec les commissaires européens Margrethe Vestager et Thierry Breton dans le but de mieux réguler les réseaux sociaux au niveau européen. Une bonne idée?

Fabrice Epelboin: «Outre le fait que les lois concernant la liberté d’expression varient énormément d’un pays à l’autre et qu’il n’existe aucune uniformité au niveau européen, tout cela ne fait que complexifier les choses. L’institution responsable d’un tel projet devrait être capable de veiller au grain sur des supports où l’on parle de nombreuses langues. Des autorités nationales pourraient gérer un flux d’information raisonnable même si, honnêtement, elles ne s’en sortiraient pas mieux. Tout cela n’a aucun sens et est seulement raccord avec les intérêts personnels de quelqu’un comme Thierry Breton, qui sont de mettre en place une politique du numérique au niveau européen, ce qui est objectivement très mal parti. Ce genre de discours sont des discours de politiciens qui ne comprennent pas les enjeux ni la technologie. Thierry Breton est un financier. Ces gens nous ont menés à la catastrophe actuelle. Je tiens à rappeler que nous sommes pieds et poings liés avec les Chinois ou les Américains concernant la technologie 5G à cause de gens comme Thierry Breton, qui ont préféré optimiser les compagnies sur des ratios financiers et qui ont exfiltré des entreprises de télécommunication européennes des compétences technologiques qui se sont retrouvées en Chine. Monsieur Breton est bien gentil, mais c’est un politique qui ne sait pas de quoi il parle. Il existe en France un déficit criant de compétences technologiques au niveau politique. Rien d’intelligent et d’intelligible ne peut être dit dans un tel contexte.»

Sputnik France: Craignez-vous que l’affaire Griveaux donne un prétexte politique afin de museler Internet?

Fabrice Epelboin: «Non, parce que toutes les lois pour museler Internet et les réseaux sociaux sont déjà là: la Loi Avia, la Loi de censure administrative datant de 2012. Toutes les lois permettant d’agir comme dans une dictature en France sont là. Je ne suis pas en train de dire que c’est le cas. Mais si demain, un Hitler arrivait au pouvoir, il n’aurait pas besoin de faire passer d’autres lois afin de censurer à tout va. Tout le corpus législatif existe. Ce à quoi nous assistons en ce moment avec l’affaire Griveaux n’est que de l’agitation médiatique orchestrée par des gens qui sont soit ignares, soit des menteurs. D’ailleurs, beaucoup d’entre eux mentent, car ils savent très bien que les lois qu’ils appellent de leurs vœux existent déjà ou sont sur le point d’être votées. À l’heure actuelle, les autorités sont en mesure de décider de censurer un contenu, quel qu’il soit pour n’importe quelle raison. Elles en ont le pouvoir. Ce n’est pas une question de lois supplémentaires, mais d’éléments déclencheurs. L’affaire Griveaux en sera peut-être un.»

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